- Tu l'as connue?
- Bien sûr, je l'ai accompagnée sur son chemin de croix.
- Et maintenant?
Raidie dans sa robe de deuil, un foulard étroitement noué sous le menton, Pénélope regardait la mer.
Elle venait d’enterrer Ulysse qui reposait dans son domaine, la tête sous le grand olivier, le corps bien parallèle au
chemin des porcs, à l’abri d’une muraille. Elle savait qu’elle ne l’attendrait plus, en ayant pleinement fait son deuil, comme nous dirions de nos jours.
Pendant la guerre de Troie, elle avait accepté de l’attendre, toute à la griserie d’être l’épouse d’un héros. Bien sûr
qu’elle avait tremblé, la petite Pénélope, à l’idée de voir apparaître le messager de malheur, la voile noire sur les flots. On sait bien ce que c’est que la guerre des Balkans. Qu’avait-il
besoin de courir derrière une dévergondée qui avait un jour choisi de suivre un homme de là-bas, de ces pays impossibles où l’on n’en finit pas de batailler. Mais enfin, ils y étaient tous et
cela aide de savoir qu’on n’est pas seule dans le malheur. On avait des nouvelles de temps en temps et l’on s’aidait entre voisins. Le plus dur, c’est de n’avoir personne à qui raconter ses
peurs, ses émotions, ces folles bouffées d’espérance qui la prenaient parfois. Rien qu’Eumée, le porcher, muet comme un pâtre et son petit Télémaque qui apprenait à parler dans la grande maison
déserte. Elle se demandait, parfois, à le voir si refermé, si sérieux, s’il ne faudrait pas un jour le confier à un psychologue.
Et puis, ils étaient tous rentrés l’un après l’autre, plus ou moins blessés, plus ou moins éclopés et quelques uns à
peine vieillis, bien brunis par la vie en plein air, plus musclés, plus virils. Ulysse seul manquait.
Ce n’est pas à la guerre qu’elle pensait, Pénélope, en ce jour de deuil. Elle avait bien supporté la veillée aux morts,
les longs cris des pleureuses. Maintenant qu’elle était seule, que son fils était parti à son tour, elle regardait la mer en silence avec ce regard douloureux qu’ont les femmes qui se penchent
sur leur passé.
C’est aux dix dernières années qu’elle pensait en regardant la mer vineuse que l’ombre de la nuit - qui est un peu celle
de la vie - commençait à foncer. Elle se souvenait des dix ans d’errance de son époux, les plus durs de sa vie de femme, dix ans sans nouvelles et les voisins qui la pressaient de prendre le
deuil, et le jeune Télémaque qui abordait l’adolescence et qu’elle devait élever seule, sans père, avec tous les aléas des familles monoparentales. C’est à sa relative jeunesse et au relatif
isolement de la campagne qu’elle avait dû de pouvoir supporter sa présence devenue turbulente sur le tard. Il l’avait bien aidée sans le savoir. Mais elle, que lui avait-elle apporté en
échange?
Elle n’avait pas encore quarante ans qu’on la pressait d’oublier, de prendre le deuil, de refaire sa vie.
Elle avait tenu bon, parce que les délais légaux permettant de signer une disparition n’étaient pas révolus et parce
qu’elle connaissait la violence d’Ulysse. Surtout qu’il avait le droit pour lui. Elle savait qu’en cas de faiblesse personne ne la défendrait, qu’au contraire on la lui reprocherait toujours.
Même ceux qui la poussaient à franchir le pas.
Et lui, pendant ce temps-là, prenait du bon temps.
Les hommes, quand ils reviennent, trouvent toujours d’excellentes raisons de se faire plaindre et puis, quelques mois,
quelques années après, voici qu’ils lâchent un mot par-ci, un mot par là, surtout quand ils sont entre hommes et qu’ils boivent à leurs retrouvailles. Elle n’était pas sourde, Pénélope, et
c’étaient toujours des prénoms de femmes qui sortaient de leur bouche : Circé, Nausicaa, Calypso, Athéna et même ces sirènes dont ils taisaient le nom quand elle approchait pour servir
l’hypocras. Elle était jalouse de toutes, même des sirènes qui avaient pour appeler les hommes des mots à faire rougir les honnêtes femmes, de ces mots qu’on n’entend que dans les mauvais lieux.
Ulysse en personne avait dû boucher aux boules Quies les oreilles des matelots pourtant endurcis à entendre les appels des femmes dans les bouges. Mais il n’avait pas refusé de les écouter. Au
contraire! Les jours où elle y pensait, elle se lavait au gant de crin à la fontaine et n’osait plus se regarder dans l’eau des sources. Elle faisait la gueule pendant des huit jours et plus.
Comme bien des femmes bien élevées elle ne voyait pas d’où venait le vrai danger, croyant le trouver dans le stupre. Elle ne pouvait imaginer la place qu’avait prise chez son époux la divine
Calypso, qui le retint sept ans, ni même Athéna qui finit par choisir le repos des familles en incitant Télémaque à rechercher son père - par jalousie, par dépit ou peut-être simplement par
caprice, parce qu’elle désirait terminer une liaison.
Elle, pendant tout ce temps, fréquentait des jeunes gens qui grandissaient dans la paix, l’opulence et les loisirs que
procuraient l’après-guerre... Elle avait fini par en aimer la compagnie. Au début, elle défaisait sa tapisserie tous les soirs par dépit, par déprime. Elle avait continué à la défaire chaque nuit
avec plaisir quand elle avait compris que c’était le seul moyen de les retenir près d’elle, de ne pas les décevoir. Elle se sentait un peu trop vieille auprès d’eux dont le plus âgé était bien de
quinze ans son cadet. Tous des compagnons de son fils qu’elle avait vu grandir avec leur robe et sans culotte. Qu’elle avait torchés quelquefois.