Roberto n’avait pas treize ans que ses parents le louaient déjà pour les vendanges. C’est pourquoi il suivait des bandes de coupeurs e de porteurs de bastes qui sillonnaient alors les pays de vignobles. C’était un garçon secret, dur à la tâche, de ceux qu’on disait
réservé – ce qui, pour les adultes qu’il fréquentait- n’était guère élogieux. Certains le disaient simplet.
Ce qu’il aimait, le soir, quand les garçons s’en vont, les mains pleines d’alicante,
« courser » les filles qui s’enfuient en criant, pour en écraser les grappes sur leurs visages et, les plus hardis sous leurs jupes, et, que la journée faite, le gros des troupes
accompagnait cahin-caha la charrette aux bastes jusqu’au chai près de la grange où ils dînaient c’était s’attarder dans la nuit d’automne qui tombe trop vite pour rêver aux chuintements du vent,
aux courses des nuages, à la douceur des soirs. Ce qu’il aimait surtout, c’était se rendre au cuvier en un coin secret du dortoir qu’il s’était aménagé au-dessus des cuves et d’où il pouvait
suivre les derniers mouvements du soir. C’est alors qu’il s’endormait dans les vapeurs de la cuve et l’odeur acide de la grappe et des grains que venaient flairer les cochons.
La vendange tirait à sa fin et cela se sentait à la fatigue de la troupe. Il était là comme tous les soirs lorsqu’il vit une fillette de son âge émerger des bouillonnements de la cuve, toute
vaporeuse en robe d’organdi, des pampres sur la tête, toute pâle au milieu des futailles, un gros nœud rose dans ses longs cheveux blonds. Avait-elle écarté le noir essaim des petites mouches
voletant au dessus de la cuve ou sortait-elle, plus prosaïquement, de la lourde porte de chêne à l’arrière, qu’il n’avait jamais vu s’ouvrir ? Il ne l’avait ni senti venir, ni vu arriver en
ces lieux où les entêtantes senteurs de vinasse paraissaient s’accrocher en volutes aux lourdes tentures des innombrables toiles d’araignées.
Elle était là, et cela seul comptait. Elle avançait comme une reine du domaine du vins venue revevoir l’hommage d’invisibles sujets que l’on entendait chuchoter dans l’ombre. C’était comme le
assemblement secret d’un monde invisible de courtisans qui s’organisaient bientôt en un cortège avant de prendre le chemin de la grande allée bordée de
tilleuls où étaient rangées les charrettes, brancards levés comme un invocation du dieu de la fête. Il descendit de son perchoir pour répondre à l’invitation. Par trop près –
par timidité-, pas trop ;loin –pour ne rien en perdre. La force qui l’attirait était trop vive et les vapeurs de la cuve l’avaient tout engourdi.
C’est alors qu’il vit dans le lointain sortir de l’ombre le château de ses rêves que la douce lumière des lampions rendait irréel dans la brume qui fumait sur la terre chaude et l’enveloppait. La
fillette menait le jeu avec l’autorité de ces enfants gâtés à qui tout obéit : les ombres de la nuit, la brume et les étoiles. Il la suivit comme on suit un rêve, sans se poser de questions.
Vingt fois elle lui échappait dans une ombre épaisse, vingt fois il la retrouvait à un déchirement de la brume. Il la perdit tout à fait à un détour du chemin et se mit à courir.
C’est une grand dame blanche qui l’arrêtait alors par le bras, une dame douce et belle comme on n’en voit que rarement dans les vignes. Elle lui montrait la fête qui s’organisait là-bas où l’on
entendait les violons. Et, comme il avait envie de pleurer, elle le prit doucement dans ses bras pour l’embrasser. Il se sentit fondre en elle dans la douceur des dentelles et la douce senteur de
tilleul des cheveux qui inondaient son visage. Il en oubliait la fatigue, les ampoules du sécateur et la dure marque rouge de la paume où frottent les anses des baillots, même les plus luisantes d’usure.
Combien de temps est-il resté là ? Il ne saurait le dire mais la fête lointaine comptait moins pour lui que la douceur de cette présence qui l’intimidait moins que la fillette. D’être ici le
rassurait et lui, qui aurait rougi d’être seulement vu par la fillette, se sentait tès à l’aise dans les bras d’une grande personne.
Ce n’est que plus tard, bien plus tard, la fête finie et les lampions éteints, qu’il s’aperçut qu’il était en réalité dans les bras d’une fillette en robe d’organdi avec un grand nœud rose dans
des cheveux blonds. Sans se demander comment elle était là il la prit par la main pour lui montrer sa cachette tout en haut du cuvier. Tout le monde dormait dans le grand dortoir. Ils
s’allongèrent joue contre joue dans la grande confiance des amours enfantines.
Quand Roberto s‘est levé au matin, toute la troupe était debout mais de fillette, il n’y en avait point. Il crut un moment avoir rêvé. Un ruban rose à ses côtés, un ruban qui sentait les raisons
écrasés et les feuilles mouillées de l’automne, était désormais le seul témoin de son aventure.
Le ruban ne perdit jamais son odeur de vendange. Il ne connut jamais le prénom de la fillette, son premier, et grand amour. Il l’a cherché longtemps un amour semblable dans ceux des filles qu’il
rencontrait. Et puis, un jour, il crut le retrouver dans cette même senteur d’automne aux douceurs du soir.
La fillette avait grandi. Est-ce bien elle qu’il aima ce soir là ? Est-ce la même dame de la merci qui le consolait dans la fête ? Roberto n’en demandait pas
davantage mais – par quelle crainte retenue ? – il n’a jamais parlé à sa femme du ruban rose qu’il conservait en un lieu secret tout embaumé des senteurs d’un soir de
vendange.