La loco est dans
les prés
Merveille, merveille
La loco est dans les prés
Et moi je veille, je veille…
- Tu rêves ou tu veilles, qu’est-ce que tu me chante là ?
- Les deux, je pense à cette locomotive qui est passée dans les près un jour que je buvais dans un ruisseau. C’était une loco buissonnière.
Et sans reprendre son souffle, mon chat enchaînait :
…Une locomotive d’autrefois, de celles qu’on avait inventées pour les enfants sages. Elle avait cheminé longtemps, si longtemps sur deux rails bien ordonnées qu’ils en étaient devenus tout luisants d’usure, qu’il lui prit un jour la fantaisie de les quitter.
Elle est partie, la petite locomotive par un beau matin de printemps. Tout l’y encourageait : le muguet sonnait de toutes ses clochettes « mais vas-y donc, mais vas-y donc » la tourterelle roucoulait « tout doux, tout doux » et le coucou en rajoutait « cours un coup, cours un coup ». Doucement, tout doucement, elle est sortie des rails comme on sort de l’eau, en s’ébrouant. Elle ne s’est plus sentie le fer aux pieds. Les nuages qui l’accompagnaient faisaient des volutes comme en faisaient les locomotives d’autrefois. Elle a remonté la pente des collines au milieu des pâquerettes et des boutons d’or, comme aspirée par les sommets. Elle a batifolé au milieu des vaches qui, pour une fois, pouvaient la flairer. Elle a trempé ses roues dans l’eau des ruisseaux. Elle a bu le soleil et la fraîcheur du vent Et puis…
Et puis la nuit est arrivée, une nuit sombre sans fanal, sans lampadaire, sans la lumière des gares, sans feu vert, sans feu rouge, sans sifflet et sans ces sonneries qui l’annonçaient aux gares. Elle s’est affolée, la petite locomotive dans ce milieu qu’elle ne connaissait pas et dont on lui avait dit qu’il était plein de taggers sauvages qui laissaient des signatures sanglantes comme les bandits des grands chemins. Elle se souvint alors de la petite chèvre de Monsieur Seguin : elle est descendue dans la plaine sur la pointe des roues.
Elle a erré longtemps, très longtemps, jusqu’à ce qu’elle sente l’acier d’un aiguillage. Elle y a glissé ses roues avec le soulagement qu’ont les grandes personnes aux pieds blessés quand elles enfilent
leurs pantoufles. Elle a remis ses roues sur les rails et elle est revenue jusqu’au garage qui brillait dans la nuit, heureuse de n’avoir pas trouvé le loup que les grandes personnes mettent dans
leurs contes pour faire obéir les enfants et les locos désobéissants.
Photographies Paul-Yvan Béna