- Que vas-tu raconter
aujourd’hui
- La Corse, ses habitants et le pays
- tu n’as pas vu que tes lecteurs en ont assez de la Corse.
- Que veux-tu? J’ai encore plein de choses à raconter qu’ils risquent de ne jamais connaître.
- C’est moi qui vais te raconter une histoire que j’ai entendue pendant ton absence.
« En ce temps-là il y avait sur la Leyre des radeleurs qui descendaient au fil de l’eau sur des troncs de pins solidement liés qu’ils menaient à la mer et des lavandières qui venaient laver le linge à la rivière.
Les radeleurs débouquaient de l’ombre, souples et silencieux comme des indiens. Ils avaient des allures de rois glissant à coups
de perches au ras des branches qui s’inclinaient devant eux. Il nous semblait alors que quelques lavandières un peu plus hardies que les autres glissaient un œil furtif sur ces conquérants de
l’onde et que quelques radeleurs, oublieux de leur sérénité légendaire, laissaient un peu trop longuement traîner leur regard sur ces croupes baissés et ces seins dégrafés.
En ce temps là on voyait souvent, parmi les lavandières, une fille un peu plus brune peut-être, et plus secrète que les autres. On la disait de mère sorcière et de père inconnu. Aussi avait-elle aux joues ces fossettes qu’y creuse le diable et dans les yeux un peu de la braise qu’il traîne sous les pieds.
Un jeune étranger vint à passer sur son radeau, tout noir de poil, le regard vif, le rire franc. Margot, qui était seulette ce jour là à tordre ses mouchoirs et battre les draps, lui fit son plus beau sourire. Elle le revit souvent et, chaque fois qu’il passait devant elle, une onde courait sur l’eau, insidieuse comme une caresse.
Un lundi (c’était jour de rinçage), les filles et les femmes du village furent toutes étonnées de trouverde très bonne heure la brouette Margot abandonnée au bord de l’eau, pleine de linge pas rincé. On n’a jamais revu Margot.
C’est depuis ce jour-là que les filles amoureuses qui s’en vont lire seules au bord de Leyre tournent le dos à la rivière. C’est qu’elles savent de quels artifices sont capables les fées quand, tel un dieu sorti de l’onde, quelque beau radeleur glisse au fil de l’eau.
C’était autrefois, il y a bien longtemps. Il n’y a plus de radeleurs mais l’on se demande pourquoi les filles aiment tant venir lire sur l’herbe au bord de l’eau. »
-
Pas mal, mais crois-tu vraiment que tes lecteurs préfèrent ça à mes souvenirs de voyage?
- Tu as vu, hier, à la télé : un restaurant a été totalement dévasté parce que son propriétaire résistait à ses concurrents.
- Où çà ?
- À Thonon-les-Bains
- Mais ce n’est pas en Corse, çà !
Çà ne fait rien, c’est pareil.