- C’est vrai que tu ne veux plus
parler ?
- Je ne veux plus parler, un point c’est tout.
- Et pourquoi ?
- Parce que si je parle on tombe sur moi à bras raccourci
- Et tu n’aimes pas ça ?
- Tu as vu un chat courir devant une concierge qui le menace du balai ? Tu aimerais ça, toi ?
- Voilà que tu dis du mal des concierges, maintenant.
- C’est pour ça que je ne veux rien dire. Je ne peux parler ni des concierges (il n’y en a d’ailleurs plus) ni des grosses, ni des maigres, ni des blondes, ni des brunes…
- Rien que des femmes, tu ne serait pas un peu macho par hasard ?
- Si tu t’y mets, toi aussi. Je ne parlerai ni des fonctionnaires, ni des prolétaires, ni des professeurs, ni des banquiers, ni des frères, ni des imams, ni des rabbins, ni des pasteurs, ni des curés, même pas de la scientologie.
- Adieu sotties et fabliaux, enfoncés Molière et Labiche, expurgés les vieux livres, brûlés les libelles, chassés les chansonniers…
- Les chansonniers, je peux, si je ne parles que de sexe. C’est très à la mode, tu sais.
- Alors, fais-toi chansonnier.
-
Je ne parlerai plus de rien. Si c’est moi qui parles, on trouvera à redire
- J’avoue que notre époque est ainsi faite qu’on te surveille et qu’on te traque jusque dans les meetings qui sont nos salons politiques, jusque dans les plus secrets et intimes des lieux..
- Ce ne sont plus des brèves de comptoir, ce sont des ragots de pissotières. On les trouve à droite contre la gauche, à gauche contre la droite, au centre selon les humeurs et chez les extrêmes contre tout le monde.
- Si tu ne parles ni de négriers, ni des conquêtes coloniales, tu peux essayer.
- Ah non, je m’en garderai bien : on a tout changé : les négriers sont devenus des marchands d’armes ou de gros industriels asiatiques qui gagnent gros pour qu’on dépense plus en payant moins, les colonisateurs ont laissé la place aux ONG qui portent chez les autres le blé les médicaments et les bienfaits de notre civilisation mais je ne sais pas encore ce qu’on en dira dans dix ou vingt ans. Je préfère attendre pour juger. Je me retire en attendant…
- En attendant quoi ?
- Que l’on me dise ce qu’il faudra en penser au cas où je me laisserais tenter par l’Almanach Vermot ou quelque plaisanterie douteuse. Depuis l’affaire Hortefeux on ne peut parler ni des Auvergnats, ni des Bretons, ni des Corses.
- Si, les Corses, tu peux, ils ne sont pas encore classés dans les espèces à protéger.
Et je vis mon chat s’entourer d’un cordon Bedford.
- Pourquoi te mets-tu là dedans
- Pour me faire sauter. Le stress au boulot, tu ne connais pas?
Photographies de Jean Nogrady