Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
16 septembre 2011 5 16 /09 /septembre /2011 16:27

 1A-copie-1.jpg

 

C’était une loco d’autre fois, de celles qu’on avait inventées pour les enfants sages. Elle avait cheminé si longtemps, si longtemps, sur ses deux rails si  si ordonnés qu’ils en étaient tout luisants d’usure et qu’il lui prit la fantaisie de les quitter. C’était une locomotive qui avait lu beaucoup  de livres sur les locomotives où se trouvaient plein d’histoires de trains dérangés en serpentins par un tremblement de terre bon enfant ou de trains glissant sur la glace d’un lac. Elle savait que la sagesse est  le commencement de l’ennui et qu’un peu de fantaisie ne saurait nuire qu’à l’administration qui a toujours peur d’être dérangée (un mot qui signifie grain de folie en jargon administratif qui n’est jamais le langage de tout le monde).

Elle est donc partie, la petite locomotive pour une sortie d’exercice par un beau matin de printemps. Ce qui l’a décidé à franchir le pas, après tant d’années de sagesse professionnelle, c’est qu’on avait décidé de supprimer la ligne sur laquelle elle circulait. Elle ne voulait pas subir le même sort que la ligne. Comment faire, sinon montrer à tous qu’elle n’avait pas besoin de ligne pour exister ? Tout l’y encourageait : le muguet sonnait de toutes ses clochettes “Mais vas-y donc, mais vas-y donc”, la tourterelle roucoulait “Tout doux, tout doux” et le coucou en rajoutait “cours un coup, cours un coup”. Elle a cru que c’était arrivé, la petite locomotive, et doucement, tout doucement, elle est sortie des rails comme on sort de l’eau, en s’ébrouant. Elle ne s’est plus sentie de fer aux pieds et ce furent des heures merveilleuses.

 Les nuages eux-mêmes lui faisaient des signes de connivence comme s’il se fut agi de fumées légères de locomotives disparues. Elle a remonté la pente des collines au milieu des pâquerettes et des boutons d’or, comme aspirée par les sommets. Elle a batifolé au milieu des vaches qui venaient pour un fois la renifler. Elle a trempé ses roues dans l’eau claire des ruisseaux. Elle a bu le soleil et la fraîcheur du vent  et puis...

Et puis la nuit est arrivée, une nuit sombre sans fanal, sans lampadaire, sans lumière des gares. Elle s’est affolée, la petite locomotive. Elle s’est sentie seule et bien imprudente dans ce monde qu’elle ne connaissait pas et dont on lui avait parlé comme d’un milieu tout plein d’attaques de fourgons ou de taggers sauvages qui vous laissent toute couverte de signatures sanglantes comme en laissaient autrefois les bandits de grands chemins. C’est alors qu’elle a eu peur, la petite locomotive, très peur d’un monde d’autant plus inconnu qu’elle ne reconnaissait aucune des sonneries habituelles au monde des cheminots : ni la sonnerie coutumière de l’arrivée des trains, ni le sifflet qu’avaient autrefois les chefs de gare, rien que l’orage qui se préparait. Elle qui était seule et nue dans la campagne noire.

Elle se souvint alors de la petite chèvre de Monsieur Seguin qui avait trouvé le loup sur la montagne. Elle eut peur du loup la petite locomotive,  mais aussi de toutes ces locomotives disparues à ce qu’on disait dans un grand volcan où elles tournent en rond jusqu’à la fin du monde qui est dans très, très longtemps. Elle est descendue, la petite locomotive, sur la pointe des roues .

Elle a erré longtemps  dans la vallée jusqu’à ce qu’elle sente l’acier d’un aiguillage sous ses roues. Elle a glissé ses roues dans l’aiguillage avec le soulagement qu’ont les personnes aux pieds blessés quand elles enfilent une bonne paire de pantoufles. Elle a remis ses pieds dans les rails et elle est revenue, la petite locomotive, jusqu’au garage qui brillait dans la nuit, heureuse de n’avoir pas trouvé le loup que les grandes personnes mettent dans leurs histoires pour faire obéir les enfants sages et les locomotives bon enfants.

Un caméraman, qui était là, a filmé son aventure. Le pays s’en est ému, ce qui ne l’a pas rendue plus fière pour autant. Elle n’a plus quitté les rails, jamais ; elle espère ne plus les quitter de longtemps, ni elle, ni ses enfants, ni les enfants de ses enfants qui parlent entre eux de choses modernes, de choses  terribles qu’elle n’ose même pas imaginer.

Elle est devenue si gentille et si médiatique, la petite locomotive, que la direction des chemins de fer n’a pas osé fermer la ligne .

Partager cet article
Repost0

commentaires

Q
<br /> Comme j'aime cette histoire... ce sera la dernière sans doute que je lirai avant dimanche... alors, un grand merci, Charles.<br /> Passez une belle fin de semaine.<br /> <br /> <br />
Répondre
C
<br /> <br /> Un petit air de liberté<br /> <br /> <br /> <br />